Le Kessler selon Jean-Pierre Dirler

LE KESSLER…


Le choix de ma dixième étape ne fut pas chose aisée, surtout qu’après le dernier Grand Cru de la Couronne d’Or, me voici de retour dans le Haut-Rhin, avec tous ces terroirs merveilleux servis par des vignerons pleins de talent…il y a vraiment de quoi hésiter !
Après avoir éliminé (pour le moment) les têtes d’affiches comme le Rangen, le Brand et autres Schoenenbourg qui n’ont pas forcément besoin d’être mis en lumière, il reste malgré tout un grand nombre de possibilités…
Je vais donc me laisser porter par le souvenir des dernières rencontres mémorables avec des rieslings Heisse Wanne de la maison Dirler-Cadé pour choisir de me rendre du côté de Guebwiller pour étudier de plus près le Grand Cru Kessler.

1-11.jpgLe coteau du Kessler vu de Bergholtz

Bien des choses ont déjà été écrites sur ces terroirs et un angle d’approche original et intéressant est à priori difficile à définir…mais je vais quand même essayer de relever le défi.
Je vous propose de me suivre dans mes ballades personnelles avec un peu de théorie (le socle nécessaire à une bonne compréhension), des documents photographiques et surtout des rencontres avec les vignerons qui travaillent dans ces parcelles classées.
Bon, ça je l’avais déjà dit…mais c’est pour les nouveaux.

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Guebwiller
est une ville de près de 12000 habitants, située au sud-ouest de Colmar, au pied des Vosges et de son point culminant, le Grand Ballon, appelé d’ailleurs également le Ballon de Guebwiller.

3-13.jpgL’entrée de la vallée de Guebwiller avec le Grand Ballon au fond et la pente vertigineuse du Kitterlé sur le côté.

Cette petite ville marque l’entrée du Florival, nom poétique de la vallée de la Lauch, que Flurandus, un moine du XI° siècle, décrivait ainsi : « Salut, ô Florival, tu es presque rivale du paradis, avec tes collines fécondes et tes coteaux que les pampres de la vigne recouvrent ».

4-12.jpgLa Lauch, un torrent qui descend des crêtes vosgiennes et qui traverse Guebwiller.

Même si, comme pour de la plupart des sites du piémont vosgien, les origines de cette ville remontent aux carolingiens, l’histoire de Guebwiller est intimement liée à celle de l’Abbaye de Murbach. C’est en 774 que Gebunvillare est mentionnée pour la première fois dans un acte de donation en faveur de cette abbaye : il s’agit alors d’un simple domaine agricole qui attendra quelques siècles avant de devenir une ville. En effet, ce n’est qu’au XII° siècle qu’une cité médiévale prendra forme autour de l’église Saint Léger et du château Burgstall.

5-10.jpgL’église romane Saint Léger de Guebwiller.

Fortifiée au XIII° siècle avec la construction d’un mur d’enceinte, Guebwiller, devenue capitale administrative de la principauté de Murbach, compte 1350 habitants en 1394.
La domination de cette institution religieuse sur la ville ne prendra fin qu’avec la Révolution Française.
Comme bien d’autres communes viticoles alsaciennes, Guebwiller n’a pas été épargnée au cours de son histoire : entre le XIV° et le XVII° siècle, les invasions se sont succédées semant leur lot de malheurs et de destructions. Malgré tout, le patrimoine historique et architectural de cette ville reste remarquable aujourd’hui et offre au promeneur curieux de nombreux vestiges qui témoignent de son riche passé.

6.gifL’étrange blason de Guebwiller : crée au XVI° siècle, il représente un bonnet albanais, choisi probablement pour rendre hommage aux nombreux travailleurs immigrés venus de ce pays pour prêter main forte aux les vignerons d’antan.

A l’aube du XIX° siècle apparaissent les premières entreprises textiles qui vont prospérer jusqu’au milieu du XX° siècle. Actuellement, seule la société NSC (Nicolas Schlumberger et Cie) perpétue cet héritage en construisant des machines-outils spécialisées pour la filature.
Idéalement placée à l’entrée de cette belle vallée et dotée d’un patrimoine architectural exceptionnel, Guebwiller se tourne peu à peu vers le tourisme.

6a.jpgLe musée du Florival installé dans une des nombreuses maisons canoniales de Guebwiller.

Avec ses 3 églises, toutes d’un style différent (roman, gothique et néo-classique), son Hôtel de Ville datant de 1585, les vestiges des fortifications et du château de Burgstall (XIII°), le château Neuenburg (XVIII°) restauré en 1850, les maisons canoniales du XVIII° siècle…, le visiteur féru d’histoire et d’architecture sera comblé.

7-13.jpgL’église Notre Dame de Guebwiller, en grès comme de nombreux bâtiments de la ville.

Le touriste plus sportif pourra profiter des magnifiques chemins de randonnée ou des superbes espaces VTT entre plaine, vignoble et montagne.
Pour l’œnophile, la région est vraiment exceptionnelle, car, ne l’oublions pas, avec pas moins de 4 Grands Crus sur son ban communal, Guebwiller est la cité viticole alsacienne la plus richement dotée en terroirs classés. Paradoxalement, il n’y a que très peu d’exploitations vigneronnes dans la ville : pour trouver une cave à visiter, il faut se rendre dans l’un des charmants villages voisins, où les bonnes adresses ne manquent pas (Orschwihr ou Bergholtz par exemple).

8-10.jpgAu pied du Kessler, le village de Bergholtz

Il y a quelques années, la municipalité a décidé de rendre un hommage marqué à son vignoble lors du Festival des Grands Crus d’Alsace organisé aux Dominicains, avec au programme récitals, spectacles et dégustations.

9-11.jpgDe style gothique, l’église des Capucins accueille de nombreux concerts durant l’année.


Le Grand Cru Kessler se situe au nord du finage de Guebwiller, sur le flanc est de la colline Unterlinger, à une altitude variant de 300 à 390 mètres.

10-10.jpgDes parcelles dans la partie sud du Kessler.

Sa superficie totale est de 28,53 hectares et ses parcelles relativement pentues, orientées sud-est, jouxtent le Grand Cru Kitterlé dans la partie haute et les Grands Crus Saering et Spiegel dans la partie basse.

11-9.jpgLa délimitation du Grand Cru avec en bas les quartiers nord de Guebwiller et en haut à gauche les premières maisons du village de Bergholtz.

Le nom Kessler, qu’on traduit littéralement par « chaudronnier » évoque la configuration générale en forme de cuvette de ce Grand Cru. Le vallon qui se dessine en son centre constitue un véritable régulateur thermique dans la mesure où, en plus de la barrière vosgienne qui l’isole des vents d’ouest, ce terroir est naturellement protégé des courants d’air froid venant du nord et de la vallée de Guebwiller.

11a.jpgLa partie centrale du Grand Cru.

Sur le plan géologique ce Grand Cru fait partie de la famille des terroirs gréseux : des colluvions de grès Vosgien du Bundsandstein et un peu d’argile recouvrent un affleurement linéaire de calcaire du Muschelkalk. Le sol et le sous-sol du Kessler, sont épais et tendres avec une structure sablonneuse assez homogène même si on peut y identifier d’autres dépôts minéraux plus ou moins abondants selon les endroits.

13-10.jpgLe sol du Kessler : du sable gréseux avec plus ou moins de cailloux.

Le cœur de ce Grand Cru est constitué par une cuvette qui est cadastrée sous le nom de « Heisse Wanne » (« cuve chaude »). C’est cette dénomination qui est à l’origine du nom Kessler (par sa référence au chaudron).

14-11.jpgLa « Wanne » au centre du Grand Cru.

La vigne trouve sur ce terroir un environnement particulièrement favorable : les raisins atteignent leur maturité plus tôt qu’ailleurs, les rendements sont naturellement très faibles (30 à 40 hl/ha) et la grande qualité des fruits est d’une constance remarquable quels que soient le cépage ou le millésime. « Tout se passe comme si le terroir s’équilibrait de lui-même » affirment les vignerons locaux. De plus, grâce aux brumes matinales favorisées par la morphologie de ce terroir (toujours la forme en cuvette), le botrytis se développe assez facilement dans les vignes du Kessler et permet l’élaboration des prestigieuses cuvées de Grains Nobles. Comme le dit Alain Freyburger « Le paradoxe de ce terroir est que, tout en étant très précoce, le Kessler permet de retarder les vendanges jusqu’au mois de décembre pour ne récolter que le sublime nectar ».

15-9.jpgUne parcelle dans la partie haute du Kessler : terrasses et murets en grès rose.

Sur le plan historique, on sait que ce terroir a été remarqué dès le VIII° siècle par les moines de l’abbaye de Murbach. Les princes-abbés qui se succédèrent à Guebwiller ont œuvré sans relâche pour donner à leurs vins la place qu’ils méritent au sommet de la hiérarchie alsacienne. En 1575, l’écrivain humaniste, Sébastien Munster parlait de Guebwiller en ces termes : « Cette ville assise à la gueule des montagnes abonde en vignes et est sujette à l’abbé de Murbach qui y fait là souvent sa résidence » (Cosmographia Universalis)
En 1394, le nom de Kessler est mentionné pour la première fois par écrit dans des documents administratifs.
Un dicton du XVI° siècle affirme que « Dans le Rangen de Thann, la Wanne de Guebwiller et le Brand de Turckheim pousse le meilleur vin du pays » : ce témoignage de la sagesse populaire marque la reconnaissance de l’indiscutable grandeur de la Wanne – l’autre nom du Kessler – qui trouve une place de choix dans ce trio de terroirs prestigieux.
Depuis 1830, la récolte de ce lieu-dit est vinifiée à part et commercialisée sous le nom Kessler ou Wanne : près de 150 ans avant les lois sur les Grands Crus les vins de ce fameux terroir de Guebwiller ont été des précurseurs dans la reconnaissance de l’élite alsacienne.
Bien entendu, le Kessler fera partie de la première sélection de terroirs classés en 1975 (décret d’application en 1983)… et ce n’est que justice !

Au niveau de la viticulture, ce Grand Cru, présenté comme un terroir assez facile à travailler (cf. plus haut) est exploité par une poignée de vignerons très sensibles à préservation des sols. « Notre ligne de conduite obéit au souci d’assurer la pérennité du vignoble », assure Alain Freyburger.

16-10.jpgSur les pentes du Kessler : un tapis végétal dense et diversifié.

La conduite de la vigne sur ce coteau traduit ce souci de façon assez explicite : enherbement, bio-diversité végétale, labour dans les rangs et au niveau du cavaillon…

17-11.jpgL’inter-cep est travaillé malgré la pente.

On sent une belle harmonie dans cet environnement préservé où les fleurs s’épanouissent, les lézards prolifèrent et la vigne y rencontre un terroir propice à une maturation sereine.

18-11.jpgUne rencontre impromptue au pied du Kessler

Le gewurztraminer est le cépage le plus planté sur ce Grand Cru : comme l’affirme Mireille Walker, la sommelière du restaurant Aux Armes de France à Ammerschwihr, « En dégustant les gewurztraminer du Kessler, nous sentons que ce cépage est heureux dans ce terroir gréseux ». Le pinot gris profite également très bien de la qualité de ce terroir et le riesling peut donner des résultats exceptionnels si les rendements sont contrôlés : ce cépage occupe souvent les parcelles du secteur haut, plus pentues et moins riches en argile.

Les vins du Kessler sont à la fois puissants et fins avec un équilibre sucre/acidité d’une grande élégance qui se révèle pleinement après quelques années de garde.
Comparés à leurs voisins du Kitterlé au caractère montagnard parfois un peu rude, Alain Freyburger présente les vins du Kessler comme des « gentlemen affables ».
Les gewurztraminers sont puissants mais toujours élégants avec une palette aromatique épicée qui s’épanouit et persiste très longuement en bouche.
Les rieslings sont plus secrets, plus subtils avec une structure droite et une profondeur aromatique incomparable.

Un microclimat qui donne une belle richesse, un sol gréseux qui appelle la finesse et des vignerons qui travaillent en harmonie avec ce grand terroir… une association idéale pour concevoir de très grands vins !

19-10.jpgLes pentes de la partie nord du Kessler.

 

…SELON JEAN-PIERRE DIRLER

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Le domaine Dirler-Cadé se trouve à Bergholtz, un charmant village situé au pied de la colline Unterlinger, à quelques kilomètres au nord de Guebwiller.

21-8.jpgUne grande maison vigneronne avec un portail toujours grand ouvert…

22-8.jpg… et un caveau qui accueille les visiteurs du lundi au samedi.

En cette fin août, les actuels exploitants Jean et Ludivine Dirler sont partis en famille pour une petite semaine de congés bien mérités, c’est donc Jean-Pierre Dirler, le papa toujours présent et actif au domaine, qui m’accueille dans le caveau de dégustation pour répondre à mes questions sur ce Grand Cru.

23-9.jpgCosy et chaleureux, le coin-dégustation du domaine Dirler-Cadé.

Comment définir ce terroir ?
Jean-Pierre Dirler possède un dossier extrêmement complet sur les caractéristiques géologiques des deux terroirs voisins, le Kessler et le Saering : cette étude scientifique est une source de renseignements d’une grande précision pour comprendre l’infinie complexité du vignoble alsacien. Il s’avère que le Kessler possède un sous-sol de sables gréseux, plus ou moins profond, qui repose sur une couche rocheuse compacte. Vers le bas, la roche-mère est de nature calcaire alors que dans les parcelles hautes et dans celles dans la Wanne on trouve une sous-couche de nature schisteuse.
« C’est un terroir drainant où les racines plongent facilement en assurant un apport hydrique et minéral régulier à la vigne » Au niveau de la Wanne la couche arable est la moins épaisse (90 centimètres) alors que dans le secteur bas les terrains sont plus profonds et plus riches en argiles. « La partie haute du Grand Cru qui se trouve dans le prolongement du Kitterlé est pauvre et presque exclusivement gréseuse ».
Des analyses pédologiques plus précises relèvent deux éléments spécifiques au Kessler : l’absence quasi-totale de calcaire et une richesse peu commune en potassium.
Au niveau du microclimat, ce terroir est protégé des vents violents « mais il reste quand même bien aéré » préservant naturellement les raisins de la pourriture, noble ou non. Dans ces conditions, les V.T. réussissent bien mais les S.G.N. sont beaucoup plus difficiles à réaliser.
Par sa forme concave, la Wanne présente des variations de l’exposition assez conséquentes « Notre parcelle de riesling est idéalement placée face au sud ».

Quels sont les cépages les mieux adaptés ?
« Le riesling se plait dans les parties hautes, pauvres et très pentues », alors que les sols plus profonds, plus argileux du bas de coteau sont généralement plus favorables aux pinots gris et aux gewurztraminers. D’après Jean-Pierre Dirler le muscat est le seul cépage qui ne réussit pas sur ce terroir « ce cépage donne des vins lourds et pâteux sur le Kessler »…tout à l’opposé du style qu’il recherche.

Quels caractères spécifiques ce terroir transmet-il aux vins ?
Dans cette configuration si particulière qui voit 4 Grands Crus placés côte à côte, la question du lien au terroir se pose tout naturellement. Jean-Pierre Dirler est catégorique : « lorsque nous dégustons notre production, nous nous rendons compte chaque année qu’on ne peut pas confondre un Spiegel, un Kitterlé, un Saering ou un Kessler, ce sont des vins vraiment différents ».
Ceci dit, Jean-Pierre Dirler ne pense pas qu’il soit possible de déterminer des marqueurs aromatiques propres à un Grand Cru « l’effet millésime et la main du vigneron sont des éléments plus déterminants que la nature du terroir pour construire le profil aromatique d’un vin ».
Les Kessler se distinguent par leur charpente minérale puissante, car le grès transmet une grande salinité aux vins : « il suffit de sucer un fragment de grès ramassé dans nos vignes pour percevoir les notes salées et ce goût de roche qu’on retrouve dans les vins ».
Pour préciser les caractéristiques de ses Grands Crus, ce vigneron fait surtout référence à leur qualité gastronomique : « nos vins sont conçus avant tout pour accompagner un repas ».
Les rieslings du Kessler sont puissants, gras et complexes avec un fruit souvent bien mûr, ils se marient idéalement avec les crustacés alors que les rieslings du Saering s’associent plutôt avec des poissons marins et ceux du Spiegel s’épanouissent en compagnie d’un poisson de rivière.
Les gewurztraminers du Kessler, opulents et solidement charpentés, font merveille sur les desserts aux fruits et même sur le chocolat, ceux du Saering moins exubérants et plus épicés accompagneront la cuisine exotique.
Les vins du Kessler sont taillés pour la garde : 5 ans pour qu’ils expriment la subtilité du terroir et plus de 10 ans pour atteindre la pleine maturité... à condition bien qu’ils réunissent 3 conditions essentielles au vieillissement « le bon état sanitaire de la vendange, une belle acidité et une matière concentré ».

Y-a-t-il dans votre mémoire de vigneron le souvenir d’un vin mythique sur ce Grand Cru ?
Malgré sa très longue expérience de vigneron et de dégustateur, Jean-Pierre Dirler ne remonte pas trop loin dans le temps pour choisir ses coups de cœur. Il choisit de me parler de 3 vins goûtés récemment :
- le riesling Heisse Wanne 1995 : « une perfection dans l’équilibre, la référence absolue »
- le riesling Kessler 2000 : issu d’un assemblage des raisins de la Wanne et des autres parcelles sur le Grand Cru, « il commence sa phase de pleine maturité, il est puissant et charpenté et se comporte magnifiquement à table ».
- le riesling Heisse Wanne 2006 : encensé par la presse spécialisée et les guides : « une référence pour l’année certes, l’effet drainant du Kessler a bien joué son rôle, le vin est net et très agréable à déguster mais trop riche à mon goût… ».

Quelles perspectives pour ce terroir ?
C’est le domaine Schlumberger qui possède la majeure partie du Kessler (environ 25 hectares sur 28,5) et qui a la main mise sur la gestion locale du Grand Cru, « mais cela se passe plutôt bien entre cette grande maison et les quelques vignerons qui se partagent le reste de la surface ».
La famille Dirler qui milite pour le respect des sols et de l’écosystème dans les vignes se fait entendre de plus en plus dans les débats sur l’avenir du vignoble de Guebwiller « même une grande maison comme Schlumberger évolue peu à peu dans ce sens, c’est encourageant ».

En ce qui concerne les débats actuels sur les vins d’Alsace, le domaine Dirler défend une conception très claire : le vigneron est le maître d’œuvre dont le travail doit permettre au cépage d’exprimer au mieux son terroir. « La conception graphique de nos étiquettes symbolise en quelque sorte notre idée du vin : le nom du vigneron bien en évidence, puis le nom du terroir, le lieu-dit, le cépage et le millésime ».24-10.jpg
Jean-Pierre Dirler n’est que très peu convaincu par les cuvées issues d’une complantation « dans le temps, la Wanne était complantée, nous y réalisions un vin agréable mais sans personnalité, sans l’expression minérale de ce terroir »… rien à voir avec les superbes rieslings qui y naissent aujourd’hui !

Pour ce qui est de la communication sur ce Grand Cru on constate que depuis quelques années, l’engouement de la presse spécialisée pour les vins du Kessler (dans les guides d’achat ou les revues gastronomiques) fonctionne comme un excellent vecteur de reconnaissance nationale et internationale. Jean-Pierre Dirler apprécie pleinement le phénomène mais regrette quelque peu que cette mise en lumière refoule au second plan ses autres Grands Crus, dont il connaît et apprécie les qualités : « le succès actuel des vins du Kessler est justifié mais n’oublions pas pour autant les autres terroirs de Guebwiller, ils sont tout aussi aptes à produire de très grands vins ». A bon entendeur….

Les vins du domaine : quelle conception ?
Crée en 1871, le domaine est aujourd’hui exploité par Jean Dirler, représentant la 5° génération de la famille fondatrice, et par son épouse Ludivine, fille de Léon Hell-Cadé, un vigneron de Guebwiller. A partir du millésime 2000, l’exploitation a repris les parcelles des parents de Ludivine et le domaine a pris le nom actuel de Dirler-Cadé.
Bien évidemment, Jean-Pierre Dirler et son épouse sont restés très actifs et secondent leur fils et leur belle-fille, notamment en accueillant la clientèle au caveau ou en présentant leurs vins sur les salons en France et à l’étranger.
Aujourd’hui le domaine possède 18 hectares de vignes dont 42% sur les 4 Grands Crus de Guebwiller (2,5 hectares sur le Kessler).
5 autres lieux-dits (Schimberg, Belzbrunnen, Schwartzberg, Bux et Bollenberg) sont vinifiés à part et complètent l’impressionnante gamme du domaine Dirler-Cadé : plus de 30 cuvées par millésime !
Ceci dit, c’est un choix assumé du domaine « c’est une démarche difficile mais fondamentale pour respecter et mettre en valeur l’identité de chaque terroir ».

Au niveau de la viticulture, le domaine Dirler-Cadé est en culture bio-dynamique depuis 1998. Intrigué par les pratiques d’Eugène Meyer, un vigneron de Bergholz en bio-dynamie depuis 1969 (le plus ancien d’Alsace) et sensibilisé par un cycle de formation sur la préservation des sols à Rouffach, Jean-Pierre Dirler n’a pas hésité à soutenir pleinement son fils Jean et sa belle-fille Ludivine dans leur décision de travailler leurs vignes en bio-dynamie. « Nous avons fait un essai sur quelques parcelles (1 hectare en tout) en 1996, pour prendre conscience des problèmes que cette pratique allait poser, puis nous avons étendu la bio-dynamie à l’ensemble du domaine en 1998 ».
Malgré quelques soucis d’ordre matériel « le labour à cheval sur des parcelles pentues est parfois très difficile », Jean-Pierre Dirler est très satisfait de cette démarche « en plus de l’effet sur la préservation des sols, la qualité des raisins est beaucoup plus régulière avec la bio-dynamie…mais ne me demandez pas pourquoi ! La seule chose que nous constatons depuis des années, c’est que ces pratiques sont efficaces, laissons aux scientifiques le soin de trouver des explications à cela… ». L’exigeant cahier de charge de la bio-dynamie est donc appliqué sur l’ensemble de la surface viticole du domaine Dirler-Cadé depuis plus de 10 ans.
L’effeuillage est pratiqué à la main sur toutes les vignes du domaine car cela permet de l’adapter à chaque parcelle « notre effeuillage est sélectif selon l’orientation de la parcelle, cela nous permet de contrôler mieux la maturation des raisins. Nous voulons éviter l’excès de richesse et le déficit en acide malique qui rendraient les vins trop plats ».
Le moment des vendanges est fixé en tenant compte à la fois des résultats d’analyse des prélèvements et des impressions laissées par la dégustation des raisins « le sucre ne fait pas tout, ce sont les pépins et les peaux qui doivent être mûrs ».
A niveau des vinifications, les raisins sont triés avant de passer dans l’un des 2 pressoirs pneumatiques du domaine. Le travail en cave est très traditionnel, les Dirler n’adoptent pas de position dogmatique sur les pratiques œnologiques : « notre objectif est de faire le meilleur vin possible avec la matière première dont nous disposons ». Les levurages sont pratiqués exceptionnellement si nécessaire (en 2006 par exemple), les sulfitages sont très faibles mais jugés indispensables à la bonne santé du vin, les élevages se font sur lies sans bâtonnage dans des contenants en inox (3/4) et en bois (1/4). Les mises se font au domaine au cours du mois de juin : « nous sommes adeptes des mises précoces qui laissent toujours un peu plus de CO2 dans le vin et nous permettent de limiter le sulfitage ».
Pour les vins moelleux (VT et SGN) les fermentations sont arrêtées par réfrigération des cuves : « c’est le verdict du palais qui détermine le moment où nous décidons de boquer les fermentations pour obtenir le meilleur équilibre possible sur chaque cuvée ».

Le domaine Dirler produit environ 100000 bouteilles par millésime : 50% partent à l’export dans le monde entier (Europe, Japon, Australie…) mais presque un tiers du chiffre d’affaires est réalisé par les ventes au caveau. C’est une juste récompense pour ces vignerons qui, malgré une notoriété bien assise, consacrent encore beaucoup d’énergie et de temps pour bien accueillir leurs clients de passage. Bravo !

25-9.jpgLes Stammtisch du domaine Dirler... on s’y attablerait volontiers !

Et dans le verre ça donne quoi ?
Pour illustrer notre discussion sur les terroirs de Guebwiller, Jean-Pierre Dirler me propose de déguster en parallèle des vins du Kessler et du Saering.
Evidemment, je me laisse faire… la tentation est bien trop forte pour ne pas s’autoriser une petite modification du protocole habituel !

Riesling G.C. Saering 2008 : le nez est aérien, fin et floral avec quelques notes d’agrumes mûrs, la bouche est dense, l’acidité est profonde et pure et la finale bien longue offre une palette fraîche sur la craie et le citron.
Une cuvée pleine de charme et doté d’un redoutable pouvoir de séduction avec une structure élégante et un équilibre de funambule.

Riesling G.C. Kessler 2008 : le nez est discret et très pur sur le fruit mur et les zestes d’agrumes, la bouche est charnue avec de la richesse et une belle concentration, une acidité pointue et longue soutient admirablement la finale.
Un riesling avec une matière très puissante, encore un peu sauvage aujourd’hui, mais l’avenir lui appartient…

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Riesling G.C. Kessler-Heisse Wanne 2008 : un nez pur et très élégant sur le fruit mûr et le miel, la bouche volumineuse et ample possède beaucoup de gras et de salinité, la finale est très longue et la sensation minérale véritablement hors du commun.
Puissant et riche ce riesling grandiose repose sur une trame minérale d’une profondeur que j’ai rarement rencontrée. Une claque absolue !!!

27-8.jpgOrientée plein sud, la parcelle de riesling de la Heisse Wanne se trouve derrière le menhir en grès

Gewurztraminer G.C. Saering 2008 : le fruité est très élégant sur les agrumes mûrs, le vin envahit la bouche tout en douceur et en finesse dans un équilibre très gourmand, la finale est fraîche et digeste.
Un gewurztraminer de haute couture avec une structure parfaitement équilibrée (malgré les 18g de SR). Un vin taillé pour la haute gastronomie.

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 Gewurztraminer Kessler 2008 : le nez est riche et généreux avec une palette complexe sur les fruits mûrs (abricot, banane) complétés par des notes plus exotiques et légèrement épicées, la bouche est d’une puissance inouïe, la matière est concentrée et riche, une salinité profonde apporte fraîcheur et longueur à la finale.
Un peu à l’image du riesling issu du même terroir, ce gewurztraminer est un vin riche (32g de SR) et ultra-puissant, plein d’une énergie encore trop exubérante…mais quel potentiel !

Gewurztraminer Kessler 2007 : le nez est discret, subtil sur un registre exotique (mangue), la bouche est riche (52g de SR) avec des arômes de fruits confits, une texture veloutée et une finale très minérale qui donne un équilibre très digeste à l’ensemble.
Ce gewurztraminer possède à la générosité bien assumée et bien intégrée dispose d’un pouvoir de séduction redoutable : se boit, se reboit, se re-reboit vraiment tout seul !

Gewurztraminer G.C. Saering V.T. 2007 : le nez est délicat et complexe, la palette associe de subtils arômes d’agrumes confits, de miel d’acacia et de rose, la bouche est opulente, mais le gras trouve un bel équilibre avec la minéralité, la finale est longue et sapide.
A peine plus riche que le vin précédent (54g de SR) ce gewurztraminer est plus épais et plus massif tout en conservant un fond de fraîcheur, grâce à une présence saline vraiment intense. Magnifique équilibre !

Gewurztraminer Kessler V.T. 2006 : le nez s’ouvre sur des notes d’humus mais un beau fruité confit et très gourmand prend le relais rapidement, la bouche est veloutée et richement parfumée (orange confite et épices douces), la persistance aromatique est très longue.
Un gewurztraminer harmonieux, ouvert et plein de volupté (74g de SR)… beaucoup de classe ! Associé à du chocolat ce vin fait merveille avec ses aromes d’agrumes qui résonnent superbement. Une alternative aux Portos et autres Maury très originale et riche en saveurs…il faut absolument essayer !

Gewurztraminer Kessler V.T. 2007 : le nez est pur, profond et très complexe sur les fruits mûrs et le poivre blanc, la bouche est opulente et parfaitement équilibrée avec un fruité exotique qui se développe au palais, la petite touche acidulée et poivrée de la finale nous laisse une sensation de fraîcheur réjouissante.
Une grande puissance et un équilibre idéal pour ce gewurztraminer, qui s’offre à nous aujourd’hui avec beaucoup de classe mais qui sera surement grandiose dans quelques années.

Pour conclure, un petit bilan sur cette dixième expérience de visite approfondie d’un terroir Grand Cru (attention je risque de me répéter…) :

-    Une fois de plus, j’ai pu vérifier que la convivialité et la disponibilité des vignerons alsaciens ne sont pas une légende. Encore mille mercis à Jean-Pierre Dirler pour son accueil.

-    J’ ai renforcé ma conviction qu’une bonne compréhension d’un vin passe évidemment par la dégustation mais s’enrichit considérablement si on fait la démarche d’aller sur place, sentir l’énergie des terroirs où il naît et rencontrer les gens qui le conçoivent…je ne boirai plus jamais des Kessler comme avant !

-    Le Kessler est un terroir qui engendre des vins assez surprenants : les équilibres toujours très élégants se construisent souvent autour d’une synergie entre la richesse de la matière produite par le microclimat chaud et aéré et la puissance minérale hors du commun apportée par le sous-sol de sables gréseux. Flatteurs par leur générosité immédiate ces crus méritent vraiment d’être attendus (8 à 10 ans selon J.-P. Dirler) pour atteindre le niveau d’harmonie et de complexité qui les rend uniques et qui témoigne de leur grandeur.

-    Jean-Pierre Dirler est un personnage un peu secret mais passionnant : dégustateur hors-pair et vigneron profondément impliqué dans la valorisation et la reconnaissance des terroirs alsaciens, il reste un personnage clé du paysage viticole de notre région. Toujours actif et animé d’une passion réelle pour ses vins, il soutient son fils et sa belle-fille dans leur quête de l’excellence.
A voir les classements du domaine Dirler dans les guides comme le BD ou celui de la RVF on est forcé de constater que ce travail porte ses fruits… Il ne vous reste plus qu’à vous faire une idée par vous-même en vous précipitant sur les fabuleux 2007, 2008 et bientôt 2009 qui vous attendent au domaine.

29-7.jpgLa partie centrale du Kessler.

Première publication de cet article : 2010

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